Prêtresses du sexe – 18

Kwilna m’avait fait oublier Ilouwa, et quand je me rappelai d’elle, il était trop tard pour revenir au temple. Ma vie avait définitivement basculé.

Je ne m’attendais pas à recevoir des nouvelles d’Ilouwa avant la nouvelle lune, à moins qu’elle ne décidât d’exclure Euryèlos du temple pour son irrespect. Je l’en croyais capable.

Il me restait donc à regarder le lent écoulement du temps. Je passais une bonne moitié de mes journées à flâner dans les rues, ce qui me permit de découvrir véritablement Nessana. Je repassai une fois chez Anitti, non pas parce que j’avais un besoin pressant de sexe, mais parce qu’elle était la seule personne que je connaissais dans cette cité, en dehors de mon domicile conjugal et du temple de Welouma. Je déclinai cependant l’offre de Kwilna de faire connaissance avec d’autres prêtresses.

En début d’après-midi et en soirée, je profitais de ma jeune concubine si attachée à moi, dont j’appréciais de plus en plus le caractère. Apparemment, les prêtresses n’étaient pas éduquées à devenir des mégères. De temps en temps, je copulais avec ma belle-mère. J’aurais pu mener une existence de rêve si je n’avais pas continué à me soucier d’Ilouwa. Bien que j’eusse quitté le temple, elle me hantait toujours, et si je m’étais enfui au-delà des mers, son ombre m’y aurait sûrement poursuivi.

Le dénouement se produisit une nuit, alors que je m’apprêtais à m’endormir entre Nepisza et Kwilna. Cette dernière nous avait invités sur son lit, afin d’avoir un homme à ses côtés, et je n’y avais pas vu d’inconvénient. J’étais même prêt à passer toutes mes nuits avec mes deux compagnes.

De violents coups furent frappés à notre porte. Nous nous redressâmes immédiatement, croyant à quelque agression. Mais un voleur n’aurait pas signalé sa présence de manière aussi bruyante.

« Je vais aller voir, annonçai-je.

— Fais attention ! » s’exclama Kwilna.

Des cris chassèrent toutes nos inquiétudes : c’était Mélanopos qui m’appelait.

Je m’empressai de lui ouvrir et j’assistai à un spectacle qui me sidéra. Mes deux amis se précipitèrent dans la grande pièce en portant une femme en péplos. Ils étaient suivis par Wanzata, vêtue comme dans le temple et nu-pieds.

Ilouwa – car c’était bien sûr elle – fut déposée sur le lit tandis que je fermais la porte.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je.

— Nous avons réalisé ton plan, expliqua Mélanopos. Euryèlos a expliqué à Ilouwa ce qui l’attendrait si elle restait au temple, sans rien déclencher d’autre qu’une réaction hostile. Elle l’a fait taire en le menaçant de le dénoncer à Toumantiya. Il s’est donc tu, mais pour comploter contre elle. »

Ilouwa avait été placée sur le dos, la tête sur un coussin. Son péplos s’était dégrafé en dénudant son buste, et sa jambe gauche était totalement découverte, mais elle avait gardé sa ceinture. Je m’assis à côté d’elle et passai une main sur son visage adoré. Elle paraissait dormir paisiblement, sans avoir conscience de rien.

« Que lui avez-vous fait ? dis-je.

— Je lui ai donné une drogue soporifique, répondit Wanzata. Il y en a dans la pharmacie du temple.

— Elle ne risque rien ?

— Non. Mais je ne sais pas quand elle se réveillera. »

Je lui pris le pouls et constatai que ses battements étaient faibles mais réguliers.

Il n’y avait plus grand-chose à faire. L’essentiel de mes problèmes avaient été réglés, mais nous devions à présent quitter Nessana.

« Les rues étaient désertes ? m’enquis-je.

— Oui, répondit Euryèlos.

— Nous devons nous enfuir cette nuit même. Demain matin, des soldats viendront sans doute ici. »

Kwilna et sa fille regardaient la scène, debout à l’écart, éclairées par des lampes que la servante avait allumées. L’expression de Nepisza était indescriptible. Je me levai pour la prendre par les épaules.

« Ce n’est pas parce qu’Ilouwa est ici que je vais te rejeter, déclarai-je. Tu pourras vivre avec moi jusqu’à la fin de tes jours, si tu me suis dans mon pays. Dans ma vie, il n’y aura pas d’autre femme que toi et Ilouwa. Es-tu d’accord ? »

Mon regard plongeait droit dans les profondeurs de ses yeux. Elle finit par me faire un signe de tête. Je la serrai alors dans mes bras, et tandis que je caressais sa chevelure, je me tournai vers Kwilna.

« Et toi, acceptes-tu de nous suivre ? questionnai-je.

— Oui. »

Son regard avait dérivé vers Mélanopos.

« Vous avez un peu de temps pour préparer votre départ. Rassemblez ce que vous avez de plus précieux, et qui ne soit pas trop encombrant. »

Avant de se mettre à l’œuvre, Kwilna s’assit à la place où j’avais auparavant été. Elle regarda Ilouwa et caressa son visage et sa poitrine.

« Alors c’est la jeune prêtresse qui a fait chavirer ton cœur ? fit-elle.

— Oui.

— Je te comprends. Elle est très séduisante. Et elle le serait sans doute encore plus si elle pouvait ouvrir les yeux. Elle a un droit de prééminence sur ma fille, puisque tu l’as connue en premier. Mais tu n’as pas à te faire de soucis au sujet de Nepisza. Elle a été préparée à devenir prêtresse, et donc à combattre la jalousie. »

Kwilna leva ses yeux vers Wanzata, assise de l’autre côté d’Ilouwa.

« Es-tu sa servante ? s’enquit-elle.

— Non, je suis celle de Cléaridas. »

Kwilna comprit tout de suite que sa fille allait avoir une rivale de plus, Wanzata étant aussi éblouissante qu’Ilouwa, mais elle devint silencieuse. Et de mon côté, je m’abstins de préciser que Wanzata était plus attachée à Ilouwa qu’à moi. Sans cela, ma bien-aimée n’aurait pas été sauvée.

Nepisza et sa mère s’habillèrent donc et commencèrent à rassembler de l’argent et des bijoux. Je me tournai vers Euryèlos, auquel je n’avais pas encore adressé la parole.

« Je te remercie, mon ami, déclarai-je avec un tremblement d’émotion dans ma voix.

— Tous les deux, nous avons conclu un pacte », répondit-il.

Je me sentais honteux d’avoir été si indécis face à Ilouwa, alors qu’Euryèlos avait montré une telle détermination. Je ne lui demandai pas de me raconter son affrontement avec Ilouwa, puisqu’il n’avait pas dû être agréable pour lui, et puis je pouvais imaginer ce que mon inflexible compagne lui avait dit.

Les préparatifs de Kwilna furent rapides. L’essentiel de ses richesses tenait dans un sac semblable au mien, mais elle devrait laisser quantité d’objets à la valeur sentimentale, souvenirs de son long office de prêtresse. Ce déchirement n’était toutefois pas trop douloureux, la rencontre avec Anitti m’ayant montré quelle triste fin ces femmes pouvaient avoir. Certaines épousaient peut-être l’homme de leurs rêves, mais ce n’était pas le cas de toutes. Kwilna était extrêmement chanceuse de s’assurer d’un avenir heureux grâce à trois hommes provenant du temple.

« Et tes deux autres enfants ? demandai-je tout à coup.

— Si tu le veux bien, je vais les emmener avec moi.

— Il faut trouver un bateau capable de transporter neuf personnes.

— Je vais en chercher un.

— Mais il faut le faire cette nuit !

— J’ai une meilleure idée. Je vais vous conduire chez une jeune veuve qui habite à proximité du port. Elle s’appelle Touskara. Elle nous hébergera jusqu’à notre départ de Nessana. Chez elle, personne ne nous trouvera, même si nous y restons plusieurs jours.

— D’accord. »

Il ne fallait pas sous-estimer les Warittes, qui étaient d’excellents enquêteurs. Leur société était structurée par des lois très strictes et une petite armée de fonctionnaires veillait à leur application. Au temple, tout le monde savait que l’un des hommes ayant enlevé Ilouwa fréquentait Kwilna. La piste commencerait donc chez elle.

Nous partîmes tout de suite. Kwilna et Nepisza firent une dernière fois le tour de leur maison, pour faire leurs adieux à leur univers, puis elles éteignirent les lumières. Leur servante transporta leurs richesses, ainsi que des vêtements de rechange et des objets de toilette. Wanzata et moi, nous prîmes les affaires de mes compatriotes, et ils se chargèrent d’Ilouwa. En cas de mauvaise rencontre, ce serait d’abord moi qui assurerais notre défense, bien que j’eusse les mains vides.

La lune gibbeuse montrait son visage lumineux au-dessus des toits de Nessana, faisant briller des pans de murs d’un éclat nacré. Comme ses rayons n’atteignaient pas le sol, les rues ressemblaient à des failles ouvertes sur les profondeurs de la terre. Heureusement, Ilouwa nous ouvrait le chemin dans ces ténèbres. Elle semblait capable de marcher les yeux fermés dans Nessana.

La ville s’était totalement endormie. Nous nous efforcions de nous faufiler silencieusement dans le labyrinthe des rues. Nous accrochions de temps en temps un délicat rai de lumière provenant d’une fenêtre, mais personne ne semblait être éveillé dans ces maisons. De minuscules formes glissaient par terre, sans doute des rats.

Le terrain commença à descendre vers l’Antarant.

« Nous allons bientôt arriver ? chuchotai-je à Kwilna.

— Oui. Chez Touskara, il ne faudra pas faire de bruit. Ne tambourinez pas à la porte comme chez moi.

— Bien sûr. Mais il va bien falloir la réveiller.

— Je l’appellerai par la fenêtre. »

La fin de notre trajet ne se produisit malheureusement pas sans incident. Nous vîmes des lueurs jaunes s’agiter devant nous. Nous comprîmes tout de suite que nous allions croiser des soldats, mais nous n’avions pas la possibilité de les éviter.

Il s’agissait de deux hommes montant probablement du port, qui tenaient chacun une torche. Ils portaient des tuniques s’arrêtant à leurs genoux mais pourvues de manches tombant jusqu’aux coudes. Seuls un casque et un bouclier les protégeaient, et ils étaient armés d’un glaive. Ils s’arrêtèrent devant Kwilna et sa fille, toujours en tête de notre groupe, mais ils regardèrent Mélanopos et Euryèlos, qui portaient Ilouwa le premier par les pieds et le second par les épaules.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda l’un d’eux.

— Mon amie est gravement malade, répondit Kwilna. Nous l’emmenons chez un médecin.

— Mais on ne transporte pas un malade comme cela ! Il faut appeler le… »

Le soldat reçut un violent coup de coude sur la nuque qui le projeta raide mort par terre. Il avait eu le tort de n’avoir pas fait attention à moi. Immédiatement, je me jetai sur le deuxième homme et le renversai au sol, mes mains refermées sur son cou et mes pouces enfoncés dans sa chair comme dans de l’argile humidifiée. À la lumière des deux torches tombées par terre, je vis que ses yeux épouvantés lui jaillissaient de la tête. Je l’étranglais si fort qu’aucun son ne sortait de sa gorge, et je sentais seulement les convulsions de son corps.

Son agonie fut courte. Je le relâchai et me redressai, mais je restai près de ma victime comme pour contempler mon œuvre funeste.

Quand elle put maîtriser son émotion, Kwilna s’approcha de moi.

« Tu as tué deux soldats à mains nues ? s’étonna-t-elle.

— Oui, mais regarde-les. C’étaient de très jeunes hommes qui n’avaient sûrement aucune expérience de la guerre. »

Apparemment, aucun d’eux n’avait atteint les vingt ans. Ils avaient dû être en train d’effectuer ce que l’on appelait l’éphébie dans mon pays : le service des jeunes adultes dans l’armée.

« Nous ne pouvons pas semer des cadavres sur notre route, déclarai-je. Il va falloir les dissimuler chez Touskara. »

J’aurais sûrement vu Kwilna pâlir s’il n’avait pas fait aussi sombre.

« Nous n’avons pas le choix, insistai-je.

— Le meilleur moyen de se débarrasser de ces corps est de les jeter dans le fleuve, proposa Euryèlos.

— Et si nous pouvions trouver tout de suite un bateau, ce serait encore mieux, mais comment savoir s’il y en a un ? »

Aucun de nous n’avait de réponse à cette question. Comme Mélanopos et Euryèlos commençaient à se fatiguer de porter Ilouwa, nous décidâmes de conserver notre destination initiale. Je reviendrais prendre les corps des deux soldats, mais sur l’instant, je ramassai leurs glaives et une de leurs torches.

Kwilna passa sous un porche et entra dans une cour, où l’éclat du feu se mêla à celui de la lune. Je l’entendis appeler Touskara en se penchant vers une fenêtre. Nous n’eûmes pas à attendre longtemps. Une porte s’ouvrit. Mélanopos et Euryèlos se précipitèrent alors dans la maison, comme ils l’avaient fait chez Kwilna.

Je vis une pièce de grandes dimensions mais pauvrement meublée, presque vide. Le lit était juste assez grand pour accueillir un couple et ses draps étaient en lin. Ce n’étaient pas de riches ornements qui étaient suspendus aux murs, mais des ustensiles de cuisine. On s’en servait pour préparer les repas dans la cour.

Touskara avait eu le temps de nouer une jupe avant d’ouvrir la porte. Elle assista, impuissante et effarée, à notre intrusion. Ilouwa fut promptement allongée sur son lit et Wanzata s’assit à côté d’elle pour vérifier si tout allait bien.

« Me permettras-tu de m’installer chez toi avec mes amis ? demanda Kwilna. C’est juste pour cette nuit. Nous resterons peut-être jusqu’à la nuit prochaine, mais pas plus.

— Euh… Oui.

— Je te demande également de cacher des cadavres, ajoutai-je.

— Des cadavres ?

— Oui. Les corps de deux soldats que je viens de tuer. »

Je ressortis sans attendre la réponse. Euryèlos et Wanzata me suivirent. Je m’aperçus de la présence de cette dernière seulement sur les lieux du carnage. Elle ramassa les boucliers.

« Quand je t’ai vu te battre dans le gymnase, j’ai compris quel genre d’homme tu étais, déclara-t-elle. C’est à la fois rassurant et inquiétant d’être avec toi.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— J’espère que tu ne tueras pas trop de monde.

— Je ne le fais que par nécessité. Penses-tu que ces soldats nous auraient laissés en paix ?

— Non.

— C’est également mon avis. »

Euryèlos et moi, nous soulevâmes les corps des deux soldats pour les transporter chez la malheureuse Touskara. Elle faillit défaillir en les voyant, mais Kwilna se tenait à ses côtés pour la soutenir. Nous les déposâmes dans un coin de sa grande pièce.

« Si tu peux proposer un meilleur endroit, dis-le nous, déclarai-je.

— On ne peut pas les laisser dans cette maison ! protesta Kwilna.

— Alors où les mettre ?

— Je vais chercher mes enfants. Ensuite, je trouverai un moyen de vous ouvrir la porte de la ville. Vous n’aurez qu’à regarder le quai pour voir si un bateau y est amarré.

— Et s’il n’y en a aucun ?

— Nous aviserons. »

Kwilna partit avec sa servante. Touskara restait assise sur une chaise, son regard horrifié fixé sur les cadavres. La raison de notre présence lui avait sans doute été expliquée pendant mon absence, si bien qu’elle avait conscience d’être en train de trahir son pays et ses dieux.

C’était une femme plutôt frêle, à la chevelure noire et au visage agréable. En la regardant, je fus peiné de la tourmenter ainsi.

« Tu ne devrais pas rester ici, lui conseillai-je. Y a-t-il d’autres pièces où tu puisses aller ? »

Wanzata l’aida à se lever, puis les deux femmes disparurent. Nous patientâmes à la lumière d’une unique lampe à huile, nous débattant contre nos soucis. Nepisza veillait sur Ilouwa, bienheureuse dans son sommeil. Dans les maisons voisines, personne ne paraissait éveillé, et c’était une chance pour nous que les habitants de cette ville fussent si peu sujets à l’insomnie.

Le milieu de la nuit était passé quand Kwilna revint avec deux jeunes enfants. Ils ne se ressemblaient pas, puisqu’ils n’étaient pas de même père, mais ils avaient un air engageant. En tant que futurs prêtres, ils avaient reçu la meilleure des éducations.

Mais nous ferions vraiment connaissance plus tard.

« Vas-tu nous conduire à la porte ? demandai-je à Kwilna.

— Oui, tout de suite.

— Comment comptes-tu l’ouvrir ? »

Elle me répondit par un regard qui me fit immédiatement deviner la réponse. À vrai dire, j’avais déjà eu des doutes.

« J’ai besoin d’une compagne, dit-elle. Wanzata, tu viens avec moi ?

— Oui.

— Et moi, je peux venir ? proposa Nepisza.

— Non, reste avec Ilouwa. »

En voyant mon expression désapprobatrice, ma concubine composa une mine contrite et baissa la tête. Sa mère rajusta son péplos et demanda à sa servante de vérifier sa coiffure, puis nous partîmes. Notre groupe comprenait quatre personnes. Euryèlos et moi, nous portions les glaives de nos victimes.

La lune commençait à s’abaisser mais elle éclairait encore nos pas. Nous ne rencontrâmes personne jusqu’à la porte de la cité. Nous avançâmes alors sur la pointe des pieds, en rasant un mur. Pour ne pas faire de bruit, nous n’avions pas mis de sandales.

L’éclat rougeoyant de quatre torches caressait les remparts et se perdaient dans les profondes abysses du ciel. Il n’y avait personne devant la porte mais trois hommes se tenaient sur le chemin de ronde. Sous les ténèbres étoilées, nous pouvions à peine les distinguer.

« Allons-y » chuchota Kwilna.

Les deux femmes s’offrirent à la lumière des torches et ne tardèrent pas à être repérées. Un homme descendit à leur rencontre. Il me sembla être un officier. Kwilna entama une assez longue conversation avec lui. Je ne sus jamais exactement ce qu’elle lui dit, mais ses gestes jouèrent un plus grand rôle que ses paroles. Elle posa une main sur la poitrine de l’homme et se mit à le caresser. Il ne put s’empêcher de lui répondre, en faisant glisser ses mains sur ses hanches et ses fesses.

Il finit par céder et appela ses hommes, pour leur demander d’ouvrir la porte. Le lourd épar fut enlevé et les deux soldats tirèrent sur les deux vantaux en bois revêtu de bronze. J’écarquillai alors les yeux pour tenter de distinguer ce qui se trouvait au-delà, mais je ne vis qu’un rideau noir. Heureusement, l’un des hommes prit une torche, et la magnifique silhouette d’un bateau émergea des ténèbres.

Kwilna et Wanzata franchirent la porte et s’avancèrent sur le quai. Il n’y eut plus personne du côté intérieur de la muraille.

Je fis un signe à Euryèlos et nous nous glissèrent lentement près de la porte, en jetant des regards autour de nous pour vérifier si les lieux étaient bien déserts. Arrivée au bord de l’eau, Kwilna avait enlevé son péplos et s’était agenouillée devant la lune. Elle était en train d’inventer un nouveau rituel, que les trois hommes croyaient authentique. L’un des soldats s’approcha de Wanzata et la prit par la taille, tout en regardant la prêtresse. Elle levait les avant-bras comme Lawarna l’avait fait à la fin du premier sacrifice de la nouvelle lune.

Tout le monde nous tournant le dos, le moment était peut-être venu de donner l’assaut, mais j’hésitai. Les militaires étaient armés et pouvaient jeter à tout moment un coup d’œil derrière eux. Je me sentais certes assez fort pour les vaincre, mais je craignais que le fracas d’un combat ne réveillât la cité.

Sa prière terminée, Kwilna regarda l’officier. C’était le signal qu’il attendait. Elle se mit à quatre pattes, tournée vers le fleuve. Il se pencha sur elle pour la caresser puis il la prit en levrette, son glaive posé à côté de lui. Les tuniques des militaires ne couvrant que le haut des cuisses, il n’avait guère à la retrousser pour mettre son phallus à l’air.

Le soldat qui avait attiré Wanzata contre lui se mit à la peloter. Ses mains lui pétrirent les fesses puis dégrafèrent son péplos pour lui libérer les seins. Mais ne restant pas inactive longtemps, elle se baissa pour prendre le pénis de l’homme entre ses mains, lui décalotter le gland et le glisser entre ses lèvres arrondies.

Le troisième homme regardait la scène en tenant son sexe probablement durci.

Nous décidâmes alors d’intervenir. Le soldat qui se masturbait vit tout à coup la pointe de la dague d’Euryèlos lui sortir de la poitrine, après avoir traversé son cœur. Quant à l’officier, je fis sauter sa tête d’un vigoureux coup de taille. Son tronc s’effondra sur le dos de Kwilna en l’aspergeant de sang. Celle-ci n’avait sûrement jamais eu le sexe d’un homme décapité dans son vagin. Elle poussa un cri et se releva, faisant chuter le corps de l’officier sur les planches du quai.

Euryèlos avait pourfendu le soldat que Wanzata était en train de sucer, si bien que tout était déjà terminé. Nous laissâmes un court instant à nos compagnes pour se remettre de leurs émotions. Kwilna entra dans l’eau et y dilua le sang de son ex-amant. Quant à Wanzata, je la pris dans mes bras.

« C’est fini, lui murmurai-je dans l’oreille. Nous allons partir. Si tu veux, je t’invite à monter dès maintenant dans le bateau.

— Non, je reste avec toi. »

Elle s’efforça de sourire, pour me faire croire que tout allait bien. Je la poussai ensuite à retourner dans la cité.

« Qu’est-ce qu’on fait des corps ? demanda Euryèlos. On les jette à l’eau ?

— Non, laissons ceux-là ici et amenons les autres. Ils recevront une sépulture. »

Nous revînmes ainsi à la maison de Touskara, qui assista à notre départ avec un immense soulagement. Les corps des deux soldats tués dans les rues furent abandonnés sur le quai et nous montâmes dans le bateau, dont nous levâmes la voile.

Il nous suffisait d’empêcher l’embarcation de dériver, puisque le courant nous conduirait vers la mer. Nous n’avions vraiment pas de meilleur moyen de fuir ce pays.


Au lever du soleil, nous avancions entre des collines de terre jaune tachetée d’une végétation maigre et sèche. L’Antarant se frayait un chemin entre elles comme un interminable ruban argenté. Le ciel nous promettait une journée brûlante, et nous ne pouvions nous protéger du soleil qu’en nous mettant sous la voile.

Ilouwa était allongée sur le fond plat, à l’avant, et elle tardait à ouvrir l’œil. Son habit de prêtresse avait été correctement drapé autour de son corps. Je m’asseyais à côté d’elle aussi souvent que je le pouvais, et je vérifiais si tout allait bien. Sa respiration et son pouls étant réguliers, je n’avais pas de raison de m’inquiéter.

Elle finit par ouvrir un œil au milieu de la matinée. Je lui faisais alors de l’ombre avec mon propre corps, en changeant moi-même fréquemment de position pour ne pas me brûler la peau. Gênée cependant par la clarté ambiante, elle baissa immédiatement sa paupière et grimaça.

« Ça y est ! Elle s’est réveillée ! », criai-je.

Mes compagnons se précipitèrent autour d’elle et se félicitèrent qu’elle reprît conscience. Wanzata se montra plus heureuse que les autres, puisqu’elle craignait de l’avoir rendue malade avec sa drogue soporifique.

Quand elle parvint à tenir les yeux ouverts, Ilouwa tourna sa tête vers moi. Elle dut me voir entouré d’un halo éblouissant de soleil, mais elle me reconnut.

« Cléaridas ? » fit-elle.

Je l’aidai à s’asseoir. L’éclat du jour la faisait toujours grimacer.

« Où suis-je ? demanda-t-elle.

— Sur un bateau, répondis-je.

— Un bateau ?

— Nous naviguons sur l’Antarant. C’est Euryèlos qui a pris la décision de te faire sortir du temple, et Wanzata l’a aidé. Quand nous serons au bord de la mer, nous trouverons un vaisseau qui te conduira dans mon pays. »

L’esprit encore confus d’Ilouwa ne lui permit pas de comprendre pleinement mes explications. Elle jeta des regards sur les visages qui l’entouraient avec de grands yeux de chatte.

Mes compagnons préférèrent s’écarter pour ne pas la perturber. Je restai seul avec elle à la proue du bateau.

« Vous m’avez enlevée ? dit-elle en fronçant les sourcils.

— Oui.

— Comment avez-vous osé ?

— C’était pour te sauver. »

Ilouwa replia ses jambes sur sa poitrine et plaqua ses mains sur son visage.

« Je suis une servante de Welouma, reprit-elle en me regardant de nouveau. Je ne peux pas la trahir.

— Tu ne l’as pas trahie. C’est nous qui sommes coupables.

— Laisse-moi réfléchir.

— Je veux bien, mais sois consciente du fait que tu n’appartiens plus à ton pays ni à tes dieux. Tout cela se trouve derrière toi, désormais. Et si tu te rappelles la déclaration d’amour que tu m’as faite, si tu étais vraiment sincère, tu devrais t’en réjouir. »

Je me levai tandis qu’elle reprenait son attitude prostrée. Je me rassis à côté de Mélanopos, lequel posait une main sur le bras de Kwilna.

« Toi aussi, tu devrais remercier Euryèlos, déclarai-je. Sans lui, tu ne serais pas en ce moment dans ce bateau avec ta dulcinée.

— Oh ! C’est déjà fait !

— Et il faudra te mettre dans la tête que Kwilna n’est plus une putain.

— Je pense que j’y arriverai.

— L’orgie permanente du temple est terminée. Tu t’y feras ?

— Kwilna est assez douée pour satisfaire seule mes appétits. »

L’intéressée restait muette mais elle rayonnait de bonheur. Quant à sa fille, malgré son air impénétrable, je devinais qu’une nuée de pensées virevoltait dans sa tête. De temps en temps, elle se tournait vers Euryèlos, assis à la poupe. Il tenait une rame faisant office de gouvernail et il avait l’attitude calme et fière d’un héros se reposant après ses exploits. Puisque Nepisza n’était pas dénuée de jugement, elle devait reconnaître que cet homme avait autant de valeur que moi.

Tout à coup, j’entendis le bruit d’un objet lourd tombant à l’eau. Ilouwa avait disparu. Immédiatement, je plongeai et fouillai les profondeurs aquatiques de mes yeux grands ouverts. Ma compagne avait oublié que je nageais comme un poisson.

Je la repérai très vite et la fis remonter au-dessus des flots. Les bras de Mélanopos et d’Euryèlos l’attrapèrent et la hissèrent sur le bateau. Mise sur le ventre, elle recracha la petite quantité d’eau qu’elle avait avalée, puis elle fut prise d’une forte quinte de toux. Elle resta longtemps penchée, une main sur son visage et l’autre posée à plat sur le fond du navire, dénudée au-dessus de la ceinture.

Enfin, elle se rassit, mais en reprenant son attitude prostrée. Cette fois, je ne la quittai plus des yeux. Wanzata vint également placer un bras protecteur autour de son cou.

Avec le temps, elle se montra sensible à nos soins et accepta de me regarder. Son regard était voilé d’une brume sombre mais j’y percevais le retour de la vie.

« Tu t’étais habituée à l’idée que tu allais mourir ? » demandai-je.

Elle resta silencieuse.

« Tu savais ? » continuai-je.

Sa tête bougea très légèrement.

Notre conversation s’arrêta là. Pendant ce temps, le bateau continuait sa navigation, entre le même paysage de collines à la végétation clairsemée. De loin en loin, nous apercevions des villages. Des gens se baignaient ou lavaient leur linge au bord du fleuve. Nulle part, les remparts d’une ville n’apparurent, et nous ne vîmes aucun soldat. Du paysage que nous traversions, émanait une paix bucolique, que les passions humaines ne pouvaient troubler.

À midi, l’Antarant s’élargit et ses eaux se fondirent dans celles de la mer. Elles étendaient à perte de vue leurs teintes bleues, et une brise tiède y levait de petites vagues.

Après s’être abritée du soleil sous la voile, Ilouwa retourna à la proue. Elle découvrait la mer pour la première fois. Son visage était alors plus serein, mais je vis une larme s’échapper de ses yeux et glisser sur sa joue.

Je ne sus jamais quelles furent ses pensées, car elle refusa toujours de m’en parler. Je savais cependant qu’elle commençait seulement à se libérer de l’emprise de Welouma, qu’il lui faudrait se dépouiller de la déesse comme une chrysalide quittant son cocon et découvrant la liberté.

Pour moi, cet horizon lumineux qui s’ouvrait devant nous me sembla être une image de notre avenir.

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