Chapitre V
Les hommes qui n’étaient pas de retour avant midi n’étaient pas autorisés à franchir le seuil du temple, et de fait, ils s’en trouvaient exclus. Nous nous hâtâmes donc, bien que le soleil fût encore loin du zénith. Je profitai de ce trajet pour examiner le mur d’enceinte sur une moitié de sa longueur. Les seules portes que les bâtisseurs y avaient percées se trouvaient au nord, du côté des celliers, et au sud, sur la façade principale. À certains endroits, on ne voyait du temple qu’un immense mur semblable à une falaise. Des citadins le longeaient et des marchands ambulants s’y adossaient sans se soucier, et peut-être sans guère avoir idée, des débauches qui se déroulaient derrière cet infranchissable rempart.
Quatre soldats montaient la garde devant le perron. J’avais déjà vu deux d’entre eux et ils me reconnurent. Ils filtraient attentivement les hommes qui rentraient au temple afin de ne laisser passer aucun intrus.
Dans la première salle, je trouvai un groupe de prêtresses en train de discuter avec Toumantiya. Ils se tenaient debout à côté d’une cariatide. Cette scène me surprit d’abord, puis je ris en moi-même de ma stupidité : pourquoi les prêtresses n’auraient-elles pas pu discuter avec le hiérarque ? Elles ne faisaient que leur devoir. Ilouwa se trouvait dans ce bouquet de jeunes filles, et elle tourna la tête vers moi comme si elle m’avait senti arriver. Apparemment, des filaments invisibles reliaient nos âmes.
L’émotion de me revoir éclaira son visage, et elle s’écarta de ses consœurs. Elle était vêtue et parée comme la veille, lors de mon départ, comme si elle avait passé toute la nuit habillée. Je ne saurais dire ce qui se produisit ensuite autour de nous, car le monde entier s’abolit, et il ne resta plus que nous deux, flottant seuls sur l’océan de notre amour.
Je crus qu’elle allait me donner le baiser de bienvenue, mais elle ne le fit pas. Elle me prit par la main pour m’entraîner vers l’intérieur du temple. Puisqu’elle était pieds nus, elle marchait sans aucun bruit, comme si elle avait été immatérielle. Je n’entendais même pas les soyeuses caresses de son péplos sur ses jambes.
Elle me conduisit dans la salle à la cariatide unique, envahie par des rayons de soleil qui animaient les yeux de turquoise des femmes en mosaïques.
« Pourquoi m’as-tu amené ici ? demandai-je.
— Pour te faire visiter quelques salles.
— En temps normal, nous ne pouvons pas venir ici ?
— Non. »
Je regardai donc de nouveau le décor de cette salle, où j’étais brièvement passé la veille.
« Que représente cette lionne ? m’enquis-je.
— C’est Welouma avant qu’elle ne devînt la déesse de la fécondité.
— Elle était une lionne ?
— C’était l’une des formes qu’elle pouvait prendre. Elle était également une jument. Je vais te montrer cela.
— Et ce globe d’obsidienne, qu’est-ce que c’est ?
— C’est le symbole de la féminité. Toute cette salle est dédiée aux femmes. »
Elle me lâcha la main pour s’approcher de la lionne et caresser son pelage de pierre, puis elle se tourna vers moi et m’invita à franchir une porte. Ses petites dimensions la rendaient presque invisible dans la majesté des lieux.
Je découvris une salle aussi grande, mais à l’architecture différente. Le plafond était soutenu par quatre épaisses colonnes à cannelures. Leurs bases formaient les angles d’un bassin éclairé d’en-haut, semblables aux bains que j’avais déjà vus, mais où les habitants du temple n’avaient pas coutume de descendre. Il était entouré d’un muret et aucune marche ne plongeait dans ses eaux, dont la surface s’élevait au-dessus du sol.
Une grande fresque avait été peinte sur le mur nord. Elle représentait une jument avançant au trot. Tournant la tête, elle regardait un étalon en train de la poursuivre, son pénis gonflé dans des proportions assez grotesques. Cette peinture ne me sembla pas être du meilleur goût, mais Ilouwa s’arrêta devant et la contempla avec vénération.
« La jument est Welouma, expliqua-t-elle. L’étalon est Karzimou. Ce dieu était depuis longtemps tombé amoureux d’elle, mais elle avait toujours refusé de s’offrir à lui. Alors un jour qu’elle broutait de l’herbe sur les bords de l’Antarant, il se déguisa en cheval pour s’approcher d’elle. Il avait déjà réussi à la couvrir quand elle s’aperçut qu’elle avait été trompée. Elle interrompit donc leur accouplement. Quelques gouttes de sperme jaillirent sur sa robe, et quand elles tombèrent par terre, elles devinrent les premiers hommes. Welouma se retira ensuite sur sa montagne, où elle reprit sa forme humaine. Mais quelque temps après, elle accoucha d’un garçon et d’une fille. Ils furent les ancêtres des Warittes.
— Donc les Warittes et les étrangers ne sont pas du même sang ?
— Ils sont issus de la semence de Karzimou, et cette semence, tous les hommes la portent en eux. C’était pourquoi dans le temple de Welouma, nous ne faisons pas de différence entre les Warittes et les étrangers.
— Et depuis son accouchement, Welouma est devenue la déesse du sexe et de la fécondité ?
— Oui.
— Vous avez fait des sacrifices dans cette salle ?
— Bien sûr. Elle est consacrée au culte. »
Je ne trouvai nulle trace de ces cérémonies. Le dallage avait été tellement bien nettoyé que je n’y vis pas un seul grain de poussière. Je m’aperçus d’ailleurs que j’y étais entré avec mes sandales, en provenance directe des rues de Nessana, et je m’en sentis confus. Je les enlevai et les posai près du bassin, à côté de mon sac. Ilouwa me regarda avec un sourire attendri.
Les autres murs étaient décorés de scènes qui devaient aussi être mythologiques, mais je me contentai de les regarder sans poser de questions, mon intérêt pour les croyances des Warittes étant mitigé. Je fus cependant sensible à leur magnificence. Les incrustations de nacre, d’or ou d’ambre transformaient les murs en d’immenses joyaux. Des cassolettes étaient suspendues à des crochets et diffusaient leurs parfums. Des guirlandes de fleurs s’enroulaient autour des quatre colonnes et quelques pétales plus légers qu’un souffle de vent oscillaient sur le rebord du bassin.
Il n’y avait qu’une seule scène de sexe. Une femme était assise par terre, les jambes écartées, et elle tenait le phallus d’un homme agenouillé devant elle.
« Tu ne m’as pas donné le baiser de bienvenue, dis-je à Ilouwa en regardant ces deux personnages. Est-ce normal ?
— C’est que je voudrais te donner plus qu’un baiser, si tu le veux bien.
— On peut faire l’amour ici ?
— Ça devrait être possible. Enlève ta tunique. »
Je posai mon vêtement sur l’un des quatre lits de pierre disposés symétriquement autour du bassin. Ilouwa s’approcha de moi, mais par derrière. Elle passa les doigts sur les traces des ongles de Nepisza, qu’elle avait sûrement remarquées depuis longtemps.
« Ce sont des souvenirs de la nuit dernière ? questionna-t-elle.
— Oui.
— De Kwilna ?
— Tu la connais ?
— Oui, mais seulement de réputation. Je sais que ton ami Mélanopos est son amant préféré. Alors, tu as également goûté à sa sève ? »
Elle passa devant moi en me contournant comme si j’avais été un pilier, les doigts de sa main droite glissant sur ma peau et la tête levée vers moi avec un air de défi. Il m’était pénible de soutenir son regard scrutateur. J’étais condamné au mensonge, car si je lui avouais que ce n’était pas Kwilna qui avait inscrit ces traces dans ma chair, mais sa fille, elle entreverrait un angle du complot que nous étions en train de fomenter.
Je regretterais profondément d’être contraint de la sauver malgré elle. Elle m’avait interdit si sèchement d’évoquer le problème de son infécondité que je ne pouvais pas envisager d’y revenir.
« Moi aussi, est-ce que je peux faire des marques sur ta peau ? demanda-t-elle.
— Vas-y. »
Elle le fit vraiment.
Ses ongles assez longs s’enfoncèrent dans la peau frissonnante de mon pectoral droit. Avec une lenteur jouissive, elle y traça deux marques rouges qui se rapprochèrent de mon téton. À ce moment, j’étais déjà en érection, mais mon excitation fut démultipliée.
Ces signes qu’elle était en train d’inscrire sur ma peau, étaient-ils ceux de sa jalousie, et donc de son amour ? De la part d’une prêtresse, c’était impensable, mais Ilouwa était femme avant d’être prêtresse.
Brusquement, je la pris dans mes bras pour m’emparer de sa bouche, mais elle me résista.
« C’est à moi de prendre l’initiative, dit-elle.
— Alors, quand la prendras-tu ?
— Baigne-toi d’abord. »
Je m’étais attendu à une condition plus restrictive. Elle me rappela mon arrivée au temple, durant laquelle j’avais été lavé avant d’entrer dans le naos de Welouma puis de m’unir avec Ilouwa. Nous allions rejouer cette scène, mais d’une manière que j’espérai plus plaisante. Fort de mon expérience, je profiterais mieux de mon amante.
Je bondis vers le bassin et sautai dans l’eau. Si je restais debout, j’étais immergé jusqu’à la poitrine. Je plongeai un instant, et quand je refis surface, Ilouwa s’était assise sur le rebord, ses jambes dénudées dans l’eau. Tous nos soucis s’étaient évaporés ; nous ne pensions plus qu’à notre future jouissance.
Je pris délicatement les mains de mon amante, et quand je vis dans ses yeux l’autorisation demandée, je la tirai à moi. Tout habillée, avec ses bijoux, elle tomba dans l’eau et colla son corps contre le mien pour me donner le baiser tant attendu. Son péplos flottait comme une immense corolle. Je passai une main dessous pour caresser ses fesses et ses cuisses, tandis que nos lèvres et nos langues s’enlaçaient. Nos corps ondoyants se fondaient en un unique brasier, et l’eau clapotait autour.
Ilouwa s’écarta de moi et je sentis ses doigts décalotter mon gland.
« Aide-moi à remonter », dit-elle.
Elle avait de l’eau jusqu’aux épaules.
Je la pris par la taille et l’installai sur le rebord, les jambes écartées. Son sein droit était découvert, et sur le reste de son corps, son péplos était réduit à une pellicule fluide qui rendait son corps infiniment désirable. Je soulevai ses jambes pour les caresser. Je mordillai ses mignons orteils, je léchai sa peau blanche constellée de gouttelettes, et ainsi, je me rapprochai très lentement de son entrecuisse.
Ses petites lèvres et son clitoris étaient tendus vers moi. J’y posai mes doigts et ma langue, bien décidé à appliquer avec patience et méthode tout ce que j’avais appris sur la jouissance des femmes. Mais j’œuvrai tellement bien que je la mis à bout de forces.
« Cléaridas ! s’exclama-t-elle entre deux halètements. Prends-moi tout de suite ! Je n’en peux plus ! »
En levant le nez de son sexe, je vis qu’elle avait dénoué sa ceinture et retiré son vêtement. Je sortis du bassin tandis qu’elle s’allongeait à même le sol. Je la recouvris sans plus de cérémonie. Ma semence fut longue à venir, et durant mes innombrables coups de reins, Ilouwa poussa des cris qui me semblaient résonner dans tout le temple. Je ne l’avais jamais fait autant jouir.
Je gagnai moi-même mon orgasme grâce à une éjaculation parfaitement contrôlée. Je restai en Ilouwa jusqu’à l’extinction complète de notre incendie, puis je me retirai en me mettant à genoux. J’avais l’impression d’avoir fait à ma bien-aimée le don de la vie.
Ce fut seulement alors que je m’aperçus d’une présence. Toumantiya se trouvait à côté de nous, avec deux prêtresses que je ne connaissais pas encore. J’étais incapable de dire s’ils avaient assisté à tous nos ébats ou s’ils étaient arrivés à la fin.
Je me relevai sans savoir quoi dire. Ilouwa, qui se remettait peu à peu de son extase, explora son sexe avec le bout de son index et s’assit. Je vis à peine un éclair de surprise dans ses yeux quand elle s’aperçut à son tour de la présence du hiérarque. Elle se mit debout.
Pendant un très court instant, j’eus une impression complètement stupide : je me sentis honteux comme un amant pris sur le fait. Mais je me rappelai fort heureusement que j’étais là pour ensemencer les prêtresses, et donc que cette scène avait dû faire le bonheur de nos témoins.
Toumantiya, cependant, avait un air assez distant.
« Tout se passe-t-il bien pour toi ? » me demanda-t-il avec une amabilité un peu froide.
Avec le coït impeccable que nous venions d’accomplir, Ilouwa et moi, la réponse semblait évidente. Mais en réalité, elle était beaucoup plus compliquée.
« Oui, tout va très bien », déclarai-je avec une monstrueuse mauvaise foi.
Je remis mon prépuce en place, comme si laisser mon gland à découvert devant ce vénérable vieillard eût été impudique.
« À ton arrivée, je t’ai surtout parlé de discipline, reprit-il, mais nous nous soucions aussi du bien-être de nos hôtes. Le rôle d’Ilouwa est de veiller sur toi, alors si tu as des requêtes, n’hésite pas à les lui présenter.
— Pour le moment, il n’y a rien de particulier à dire. Elle a été aimable et prévenante avec moi. »
Toumantiya remarqua sûrement les égratignures qu’Ilouwa venait de faire sur ma poitrine, mais il dut les interpréter comme un simple jeu d’amants.
Je me tournai vers Ilouwa pour obtenir une confirmation de sa part. Elle levait les bras pour arranger sa savante coiffure, un peu malmenée. Ce faisant, elle mettait en valeur ses superbes seins, que j’avais oublié d’honorer de mes caresses et sur lesquels reposaient deux colliers. Ses améthystes et ses agates devaient soupirer de bonheur d’embrasser une aussi belle peau.
« Cléaridas s’est habitué à sa nouvelle vie et il est un excellent amant, déclara-t-elle. Il apprend vite. Tu as été très inspiré de l’avoir admis parmi nous. »
Brusquement, j’eus envie de mettre un terme à ces politesses, d’attraper Toumantiya par les oreilles et de le secouer jusqu’à ce qu’il avouât quel sort serait réservé à Ilouwa, à la fin de sa cinquième année. Car ce serait à lui d’exécuter la sentence des dieux.
Il était étrange que cet homme chargé de maintenir l’ordre dans le temple semblât aussi frêle qu’un épi de blé face à moi. Je pouvais faire craquer ses os entre mes bras. Je me sentais aussi capable d’attaquer à mains nues les quatre soldats qui gardaient l’entrée.
Mais Toumantiya n’était en fait que l’instrument des prêtresses et de leur déesse. Il aurait été injuste de s’en prendre à lui. L’adversaire que je devais d’abord vaincre, c’était Ilouwa elle-même.