Lors de mon retour, mon malaise s’accentua. Le souvenir d’Ilouwa avalant la verge de son amant, puis se faisant lécher par lui, revenait me tarauder après avoir été chassé par Hasterza. Ilouwa était tout à la fois la femme que j’aimais et ma persécutrice. J’avais entendu dire combien la frontière entre l’amour et la haine était perméable, mais je n’y avais jamais cru. Je constatais maintenant que c’était vrai.
Comme il me faudrait encore beaucoup de temps pour m’orienter dans ce labyrinthe, je demandai ma route aux personnes que je croisais. Apparemment, tout le monde connaissait Ilouwa. Quand j’arrivai devant la porte de sa chambre, mon cœur s’affola. Je me demandai si je ne devais pas plutôt la fuir pour toujours, mais comme emporté par mon élan, je franchis le seuil.
Elle était assise sur notre lit, en train de tailler un drap de lin blanc, comme une épouse modèle. Ce serait ma nouvelle tunique.
Je m’arrêtai à trois pas d’elle. Elle leva la tête pour me demander, le plus naturellement du monde :
« Tu as fait l’amour avec combien de femmes ?
— Avec deux prêtresses et une servante, répondis-je.
— Cela fait combien d’éjaculations ?
— Trois.
— Donc quatre avec moi ce matin. C’est assez bien pour un débutant. »
Sa tactique était habile. Comment pouvais-je lui reprocher d’avoir copulé avec plusieurs hommes alors que j’avais moi-même passé ma journée avec d’autres femmes ?
« Nous sommes à égalité, puisque j’ai reçu quatre jets de sperme, reprit-elle tranquillement. Mais j’ai été sodomisée deux fois. Est-ce que tu as fait cela avec les deux prêtresses ? »
Elle réveilla brutalement ma colère. Je demandai en haussant le ton :
« Pourquoi es-tu allée au bain, alors que tu savais que j’y étais aussi ? Je t’ai vue plaisanter avec cet homme et lui dévorer la bite. »
Ilouwa déposa son ouvrage et fixa sur moi un regard glacial :
« Cléaridas, si tu ne me présentes pas immédiatement tes excuses, je vais demander au hiérarque de te mettre à la porte. Puisque les règles de vie du temple te déplaisent, ta place n’est pas ici. Tout t’a été expliqué en détail et tu as donné ton accord. Tu dois respecter les prêtresses et leur obéir.
— Excuse-moi », dis-je sur-le-champ.
Ilouwa m’avait cloué le bec d’une manière définitive. Je restai silencieux, le visage décomposé.
« Je sais tout ce qui s’est passé, car les nouvelles circulent dans le temple, poursuivit-elle sur un ton moins rude. Au bain, je ne me suis pas aperçue de ta présence, mais j’ai appris que tu me regardais pendant que Hasterza te dévorait la bite, pour utiliser ton expression. Tu me reproches de ne pas m’être cachée pour copuler, mais c’est comme cela que ça se passe. Puisque tu as des yeux, tu t’es aperçu qu’aucune porte ne possède de vantail. C’est la règle dans le temple de Welouma, parce que les actes sexuels honorent la déesse. On a dû te dire je ne sais combien de fois que toutes les femmes appartiennent à tous les hommes. Mais au fait, comment se sont comportés les autres hommes, avec toi ?
— Très bien, répondis-je.
— Alors ne couvre pas de honte ta handaï avec tes écarts de comportement. Je suis responsable de toi. La prochaine fois, tu n’auras plus la possibilité de présenter tes excuses. Tu seras exclu sans avertissement, et je serai la première à te dénoncer. »
Son sermon avait été tranchant comme une lame de rasoir. Même nos deux servantes étaient impressionnées, bien qu’elles n’eussent rien à se reprocher. Elles restaient figées, leurs regards rivés sur moi.
Nous restâmes longtemps ainsi. Je ne savais que faire. Avancer vers Ilouwa, reculer ou m’enfoncer dans le sol, tout cela m’était impossible.
Brusquement, ma compagne se radoucit et redevint la femme que j’aimais. Elle se leva et m’étreignit, la tête appuyée sur ma poitrine. Je répondis à sa tendresse en refermant mes bras sur elle.
« Comme je te l’ai dit, les nouvelles circulent très vite, murmura-t-elle. Si tu me fais encore une scène, cela se saura immédiatement et je serai obligée de te punir. C’est une chance que personne ne t’aie entendu parler, à l’instant. Apparemment, le couloir était désert.
— Excuse-moi »
Je la serrai encore plus fort contre moi et je lui caressai les épaules. Je couvris également son visage de baisers.
« Je sais que je suis coupable, susurrai-je. Mais c’est difficile pour moi.
— C’est difficile parce que tu n’as pas confiance en moi et que tu n’as pas encore compris ce qu’est une prêtresse de Welouma. Je dois donner du plaisir aux hommes dans tous les sens du terme. Mettre mon vagin à leur disposition, ce n’est pas suffisant. Il faut aussi que je me montre séduisante. »
Hasterza m’avait donné une parfaite illustration de ce qu’Ilouwa disait.
« Vous poussez les hommes à tomber amoureux de vous, dis-je. C’est dangereux.
— En te présentant au temple des prêtresses-putains, tu t’attendais à trouver quoi ? Des laiderons qui te feraient fuir ? Ou de belles femmes qui te séduiraient ? »
La réponse était trop évidente pour qu’il fût nécessaire de la donner.
« Tu te trouves ici au royaume des plaisirs, poursuivit Ilouwa. Nous nous efforçons d’en procurer à tout le monde et tout se passerait merveilleusement bien si tu pouvais jeter un seau d’eau sur ta jalousie.
— Mais tu m’as fait une déclaration d’amour. Est-ce normal ?
— Il ne manquerait plus que des femmes adonnées à l’amour n’aient pas le droit d’aimer. Toutes les prêtresses trouvent ici l’homme de leurs rêves. Avec un peu de chance, elles le rejoignent en ville. Je me rappelle t’avoir parlé de cela. Je t’ai dit qu’elles se marient généralement après quarante ans, mais je ne suis pas obligée d’attendre jusque-là.
— Je sais que tu es entrée dans ta vingtième année et qu’il te reste un an pour procréer. Que se passera-t-il si tu n’y arrives pas ?
— Ne me parle pas de cela. Il y a des prêtresses qui ont un enfant durant leur cinquième année de service.
— Mais si cela ne se produisait pas ? »
Ilouwa s’était écartée de moi. Comme elle était contrainte à me regarder droit dans les yeux, je voyais que ma question était gênante.
« Nous en reparlerons dans six mois, répondit-elle.
— Les femmes stériles ne peuvent pas servir Welouma, n’est-ce pas ?
— C’est évident.
– Alors tu quitteras le temple et tu retourneras dans ta famille ?
— Je n’ai pas de famille. »
J’avais parlé sans réfléchir.
« Tu as une mère qui était prêtresse, corrigeai-je. Où se trouve-t-elle ?
— Je ne l’ai pas revue depuis quatre ans, elle n’a plus aucune nouvelle de moi et je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Les filles ne retournent jamais chez leurs mères.
— Alors tu viendras avec moi. Je t’emmènerai dans mon pays. »
Je la saisis par les épaules avec ferveur, attendant un consentement qui ne franchit pas ses lèvres. J’avais l’impression qu’elle voulait me mentir mais qu’elle n’en trouvait pas la force.
« Qu’est-ce qui se passe ? » insistai-je.
Je fis bien attention à ne pas élever le ton, bien que j’en fusse tenté.
Ilouwa s’arracha à moi et revint s’asseoir sur le lit.
« Je t’ai promis de te retrouver après mon service au temple et je tiendrai parole, déclara-t-elle. Et maintenant, ne me parle plus de cela. »
Elle s’exprimait sur un ton ferme mais son regard était fuyant. Je me tournai vers les deux servantes pour quémander une réponse. Elles s’étaient remises à couper des fruits qu’elles avaient amenés de la cuisine. Leur travail leur permettait d’éviter de me regarder.
« Nous avons six mois à passer ensemble et je ferai le nécessaire pour te rendre heureux, reprit Ilouwa. Ne commence pas à nous rendre la vie impossible dès le premier jour. Maintenant, viens t’asseoir avec moi. Nous allons dîner. »
Je fus obligé de capituler, puisque je ne voulais pas risquer une nouvelle dispute avec ma handaï. Je lui posai toutefois une question :
« Tu as parlé d’un hiérarque qui s’occupe de mettre à la porte les hommes indisciplinés. C’est Toumantiya ?
— Oui, répondit Ilouwa. Il administre ce temple. Je ne dirais pas qu’il le dirige, car c’est nous, les prêtresses, qui détenons la véritable autorité.
— Il n’y a pas une vieille prêtresse à cheveux blancs pour remplir cette fonction ?
— Pour des raisons que tu comprendras facilement, une femme ne peut plus servir Welouma à la ménopause. C’est pourquoi beaucoup se marient quand elles ont dépassé les quarante ans. Elles acquièrent ainsi une famille qui les entretiendra. Il n’existe pas de vieille prêtresse.
— En ville, vous continuez à faire des enfants mais ils ne restent pas avec vous ?
— Nous continuons effectivement à enfanter, mais seules les filles appelées à servir Welouma n’ont plus aucune relation avec leurs mères. Les autres les revoient de temps en temps.
— Les enfants nés en dehors du temple deviennent aussi des prêtres ?
— Bien sûr, mais ils ont un statut inférieur à ceux nés ici. Toutefois, les femmes qui servent Welouma ont le même statut, qu’elles soient nées dans le temple ou en ville.
— Tu es née ici ?
— Oui. »
Ilouwa plia ma future tunique et rangea ses affaires. Notre conversation fut interrompue par notre dîner. Comme mon repas de la veille, il était froid – mais mon déjeuner n’avait pas été beaucoup plus chaud – et il comportait beaucoup de fruits. Il n’y avait pas d’aphrodisiaque, car la nuit n’était pas dédiée aux débauches de sexe. Les hommes, repus, s’endormaient dans les bras de leurs handaï.
C’est ce que j’eus moi-même envie de faire, après m’être rincé la bouche. La chaleur écrasante de la journée s’était allégée. Le soleil venait de partir mais le crépuscule flamboyait dans le ciel, invitant toute la ville à la contemplation de son éclat. Ilouwa et moi, nous nous regardâmes et nous eûmes la même idée. Nous nous déshabillâmes et je me couchai sur le lit. Ma compagne s’étendit sur moi en soupirant de bonheur. Elle me caressa la poitrine puis elle y posa la tête, et je joignis mes mains sur son dos. À chaque instant, mon amour pour elle s’accroissait. Alors que je ne l’avais rencontrée que depuis un jour, je n’envisageais plus de vivre sans elle.
« Tu connais Lawarna ? demandai-je.
— Une jeune prêtresse ?
— Oui. Elle est arrivée il y a seulement un mois.
— Je la connais de nom et j’ai dû la rencontrer, mais je ne peux pas te dire grand-chose sur elle.
— Elle m’a dit que sa mère lui a donné une éducation théorique et pratique, et qu’elle a même joui sous ses doigts. La tienne aussi, elle a fait comme cela ?
— À partir de quatorze ans, si les prêtresses jugent leurs filles dignes de servir Welouma, elles leur expliquent tout ce qu’elles doivent savoir sur le sexe, et naturellement, les filles doivent mettre leurs connaissances en pratique.
— Avec des hommes ?
— Surtout avec leurs mères. La tâche d’instruire leurs filles leur revient.
— Cela se passe comment ?
— Chaque fois que ma mère recevait un client, j’assistais à ses ébats. Elle m’embrassait et me caressait. Elle me faisait jouir par stimulation des seins ou du clitoris. Elle me sodomisait avec un phallus en bois.
— Ah bon ?
— Oui. Grâce à la formation que m’a dispensée ma mère, j’étais entièrement prête quand j’ai reçu mon premier homme.
— Lawarna m’a dit que la virginité d’une prêtresse était vendue très chère.
— En effet.
— Et que cet argent était donné au temple. Mais peut-il refuser d’accueillir la jeune fille, s’il estime qu’elle ne convient pas au service de Welouma ?
— Cela ne se peut pas. La défloration se fait avec l’accord du temple. Avant de vendre ma virginité, ma mère m’a présentée au hiérarque. Il a le droit de refuser une fille proposée par sa mère pour devenir prêtresse, mais c’est rare.
— Et ton premier homme, il était comment ?
— Je ne l’ai pas apprécié. Il avait cinquante ans, un gros ventre et une petite bite. La défloration est la seule fois où une prêtresse ne peut pas choisir son partenaire, et où seul l’argent importe. Beaucoup de très riches personnages, qui seraient ordinairement rejetés par les prêtresses, en profitent pour s’offrir du plaisir avec elles. »
Il était facile de comprendre pourquoi ces femmes ne couchaient pas avec n’importe qui. Si elles étaient des expertes du sexe, les hommes admis dans le temple en devenaient aussi. Elles ne pouvaient donc pas trouver de meilleurs amants. Voilà qui expliquait pourquoi leurs relations se poursuivaient hors du temple.
Je cessai de poser des questions pour parler de moi. Bien que ma handaï eût une existence passionnante, j’estimais avoir aussi des souvenirs dignes d’être racontés. Et à cause de mes vagabondages diurnes, Lawarna et Hasterza connaissaient beaucoup mieux ma vie que la femme de mon cœur. J’employai donc le début notre nuit à réparer cette anomalie.